l
- RAPPEL HISTORIQUE : L'avortement, la politique familiale et
la natalité
1
- Sous l'ancien régime
Sous
les tsars, tout avortement, même thérapeutique, était
formellement prohibé. L'Église orthodoxe qui avait
une énorme influence s'élevait contre cet acte juge
criminel. Les avortements illégaux et les infanticides
se.pratiquaient sans doute, mais il semble qu'ils aient été
exceptionnels.
Avoir
une nombreuse descendance était considéeré
chez les paysans qui formaient alors l'écrasante majorité
de la population comme le symbole même de la prospérité.
Le taux global de la natalité en Russie d'Europe
49,5 pour mille dans la période 1869 - 1900 témoigne
de l'inexistence de tout contrôle des naissances. Dans les
couples non-dissociés par la mort, les paysannes mettaient
au monde de 8 à 10 enfants, dont près d'un tiers
mourait avant d'avoir atteint un an. Malgré ces très
nombreux décès d'enfants et un taux général
de mortalité considérable, la progression de la
population russe, à la veille de la Première guerre
mondiale était l'une des plus fortes du monde (1).
2
- L'entre deux guerres
Marquée
par la consolidation du nouveau régime soviétique
elle a vu s'accomplir les premières étapes de la
transition démographique : baisse progressive de la fécondité
et diminution des taux de mortalité infantile.
Pendant
cette période, la législation sur l'avortement a
connu d'étonnantes fluctuations, parallèlement aux
oscillations de la politique familiale (2).
Un
premier décret, adopté le 18 novembre 1920, a legalisé
l'interruption de grossesse. Cette disposition. s'inscrivait dans
toute une série de mesures destinées à bouleverser
de fond en comble l'institution traditionnelle familiale considérée
comme « l'une des trois baleines soutenant l'édifice
bourgeois », les deux autres étant l'État
ancien et la propriété privée :
suppression du mariage religieux
abolition de l'autorité maritale et paternelle
liberté de divorcer
égalité absolue entre enfants légitimes
et naturels.
Ces
lois promulguées « pour émanciper
les femmes et les enfants de la tyrannie du chef de famille »
selon le discours officiel, eurent des effets pervers qui se retournerent
contre ceux-là mêmes qu'elles entendaient favoriser
: véritable épidemie de divorces dans les villes,
multiplication des avortements,
abandons d'enfants, etc...
En
raison des événements historiques (collectivisation
forcée, repression massive, famines de 1932-33) des centaines
de milliers d'enfants sans abri parcouraient le pays et la criminalité
juvénile augmentait. Sacrifiant les biens de consommation
devant d'autres priorités comme le développement
de l'industrie lourde, l'État était incapable de
prendre matériellement en charge les tâches éducatives
et ménagères.
La
première décennie passée, la famille fut
donc progressivement rehabilitée en tant que « cellule
de base de la nouvelle société soviétique »,
appelée à jouer un rôle essentiel dans l'éducation
communiste de la jeune génération.
La
legislation du 27 juin 1936 marqua un tournant radical dans la
politique familiale. Les premiers articles du décret traitaient
de l'avortement qui était pratiquement interdit. Les autres
articles concernaient l'aide de l'État aux femmes enceintes
et aux familles nombreuses. Un dernier chapitre portait sur le
divorce, rendu difficile par l'instauration de lourdes taxes.
Bien
qu'il soit très difficile de mesurer l'incidence de ces
différentes législations sur le dynamisme démographique
de la population, en raison de tous les drames de l'histoire soviétique,
il ne semble pas qu'il y ait eu un lien direct entre le niveau
de la natalité et la liberté ou non d'avorter. Ainsi
après autorisation de l'avortement, les taux de natalité
se sont mis à grimper (3) :
1921 : 35,5 pour mille
1922 : 37,3 pour mille
1925 : 44,7 pour mille
C'était
alors la période de la N.E.P. Par contre,
à partir de 1928 qui vit le début de la collectivisation
en même temps que les premiers plans quinquennaux, les naissances
déclinèrent rapidement :
1929 : 39,8 pour mille
1935 : 30,1 pour mille (dans les frontières avant
le 17 septembre 1939).
Si
la mise en application du decret de 1936 eut un effet immediat
spectaculaire :
1935 : 31,6 pour mille (recalculé dans le cadre des frontières
actuelles)
1937 : 38,7 pour mille
celui-ci
ne fut qu'éphémère et les taux se mirent
à nouveau à diminuer avant même le début
de la deuxième guerre mondiale :
1940 : 31,2
pour mille
3
- La seconde guerre mondiale
Elle
renforça la nouvelle orientaion de la politique familiale.
Le décret de 1944 interdit la recherche en paternité
des enfants nés hors mariage car seul le mariage enregistré
était reconnu, et il augment à l'aide aux mères
célibataires. Le divorce devint très difficile.
De
même que les révolutionnaires de la première
décennie n'avaient pas hésité comme Pierre Ier
avant eux l'avait fait, à bousculer des traditions séculaires,
Staline en adoptant des décrets à l'opposé
des principes libertaires de la Révolution, a continué
une politique volontariste dont les principaux objectifs étaient
idéologiques et démographiques. Il en est résulté,
comme dans le 1er cas, des "conduites deviantes" qui
allaient à l 'encontre des résultats escomptés
: proliferation des unions non enregistrées suivies de
remariages de facto, naissance d'une grande quantité
d'enfants naturels subissant une discrimination et enfin nombreuses
pratiques abortives clandestines causant un grave préjudice
à la santé des femmes.
La
legislation très restrictive adoptée en 1944, n'a
pas enrayé la tendance générale de la fécondité
à diminuer: En 1954-1955, le nombre moyen d'enfants par
femme n' était plus que de 2,9 alors qu'en 1938-39 il était
de 4,4 et en 1926 de 5,4 (4).
4
- Après la mort de Staline
La
détente qui suivit amena un assouplissement de la jurisprudence
relative au divorce, puis plus tard une réforme générale
de la législation sur le mariage et la famille.
Le
23 novembre 1955, l'avortement fut à nouveau
autorisé. Désormais, en Union Soviétique,
les interruptions de grossesse sont permises aux femmes sans autre
restriction qu'un durée de gestation inférieure
à 12 semaines.
II
- LA SITUATION ACTUELLE
Comme
nous l'avons vu , l'Union Soviétique, tout au moins dans
sa partie européenne est entrée dans l'ère
de la limitation des naissances avant
la deuxieme guerre mondiale.
Pour
5,5 % environ de la population (milieux urbains de la République
fédérative de Russie, de l'Ukraine, de la Biélorussie
et des républiques Baltes), l'indice de fécondité
est inferieur à une moyenne de 2,1 c'est-à-dire
au niveau de renouvellement des générations (5).
La moitié des familles russes se limitent à un seul
enfant. La plupart des femmes slaves ou baltes ont terminé
la constitution de leur famille avant l'âge de 30 ans alors
que la procréation reste enconre possible pendant 20 autres
années. Or, l'URSS est un pays où la contraception
se pratiqus très peu.
Jusqu'à
l'apparition très récente de l'Association Famine
et Santé, aucun organisme ne s'occupait de planning
familial et en général, la population reste très
mal informée.
Le
pays, souffre par ailleurs d'un grand déficit de contraceptifs.
Dans
un recent article d'un journal soviétique (6), il était
indiqué que l'URSS avait en 1988, produit, 22millions de
préservatifs ; ce chiffre rapporté à l'ensemble
des hommes d'âge actif donne une moyenne de 3 à 4
préservatifs par homme et par an. Les stérilets
en rnatière plastique sont de mauvaise qualité et
égaIement en nombre insuffisants. 5,5 millions de boîtes
mensuelles de pillules sont achetées à la Hongrie
et à la R.D.A., mais au regard des 70 millions de femmes
soviétiques en âge de procréer, cette quantité
est derisoire. La majorité des couples recourent aux méthodes
traditionnelles naturelles ; leur efficacité reste approximative.
L'importance
de l'avortement provoqué est en rapport inverse avec le
degré d'information de la population en matière
de contraception et la facilité d'acces aux produits contraceptifs.
Les
évaluations les plus diverses ont été avancées
dans le passé quant au nombre des avortements en Union
Soviétique. Grâce à la Glasnost, nous
possédons depuis 1988 des statistiques officielles sur
ce sujet jusqu'alors tabou.
Le
tableau en annexe révèle un nombre tout à
fait impressionnant d'avortements : plus de 7 millions par
an de 1975 à 1985 ; encore n'est-ce là que le nombre
des avortements légaux enregistrés.
D'apr7s
des sources sovi2tiques, il faudrait y ajouter un tiers d'avortements
cIandestins, ce qui donne un total dépassant 9 millions
chiffre presque 2 fois supérieur a celui des naissances
(4,7 millions en 1975 ; 5,4 millions en 1985) (7).
Plusieurs
motifs incitent les femmes à recourir à la médecine
illégale ou à se débrouiller elles-mêmes.
Une interruption de grossesse dans un établissement d'État
exige une longue attente et toute une procédure pénible
et humiliante. La filière officielle ne permet pas de garder
l'anonymat.
L'hygiène
et les soins médicaux laissent souvent à desirer
; les avortements sont la plupart du temps pratiqués à
la chaîne et sans anesthésie. Quelle torture morale
et quelles souffrances physiques dans cette opération barbare
! (8).
Sur
100 avortements, 25 seraient suivis de complications, 14 rendraient
définitivement la femme stérile, 10 altéreraient
sérieusement sa capacité à procréer.
Et malgré ces conditions affreuses, certaines femmes se
font avorter jusqu'à une dizaine de fois.
Des
enquêtes effectuées dans la Féderation de
Russie montrent que l'avortement concernerait beaucoup plus les
femmes ayant déja des enfants que les nullipares, les femmes
mariées que les celibataires, les femmes relativement âgées
que les toutes jeunes femmes. L'avortement interviendrait ainsi
pour limiter la descendance des familles comme la contraception
d'arrêt.
Est-ce
pour ces raisons qu'un décret adopté en février
1988 autorise l'avortement jusqu'à la 28ème semaine
incluse dans certains cas speciaux dont celui des familles nombreuses ?
« afin, est-il precisé, de réduire
les avortements clandestins. » On peut se demander
si le recul excessif du délai d'avortement n'est pas motivé
également par la decouverte tardive de malformations congénitales
dues, par exemple, à des radiations ionisantes (Tchernobyl),
à des séquelles de l'alcoolisme, ou encore à
la constatation de la présence de virus comme le Sida.
Dans ce noir tableau, cependant un fait encourageant. Dans les
statistiques données en annexe, les avortements auraient
sensiblement diminué depuis l'instauration de la Pérestroïka.
Ils se chiffreraient, en 1990, à moins de 6 millions, nombre
qui dépasse encore celui des naissances, mais donne un
rapport de 107 avortements provoqués pour 100 naissances,
bien inférieur à celui de 1975 : 155 avortements.
Cette
moyenne cache de grandes disparités entre les républiques
fédérées peuplées d'ethnies différentes.
Ainsi dans les républiques de tradition musulmane comme
l'Azerbaïdjan, le Tadjikistan, la Turkmenie, ou l'Ouzbekistan,
la proportion n'est plus respectivement que de 22, 21,28,
et 34 avortements pour 100 naissances. A l'opposé,
dans la Fédération de Russie, en Lettonie, et enEstonie,
on compte respectivement 163, 122 et 120 avortements pour
100 naissances. Les femmes azerbaïdjanaises en âge
de procréer se font en moyenne avorter 5 fois moins
souvent que les femmes russes.
On
peut remarquer qu'il y a correlation entre la fréquence
de l'avortement et le niveau de fécondité. C'est
dans les républiques musulmanes citées ci-dessus
que le nombre d'enfants par femmes est le plus élevé
(de 4 à 6 ) tandis qu'en Russie et dans les Pays baltes
la moyenne est à peine supérieure à 2. Le
record des avortements est tenue par la région (oblast)
de
Léningrad avec 220,6 avortements enregistrés pour
100 naissances en 1988.
La
région de Moscou compte 197,2 avortements pour 100 naissances.
Ces 2 régions
se caractérisent non seulement par leur faible taux de
natalité 13,5
pour mille et 13,1 pour mille en 1988, mais également par
leur taux élevé
de divortialité - 5,0 et
4,5 pour mille.
CONCLUSION
L'analyse
de l'avortement renvoie frinalement aux différentes images
de la famille dans la societé soviétique. La grande
variéte des situations, maIgré des lois qui sont
les mêmes dans tout ce vaste pays, montre la coexistence
de plusieurs modèles matrimoniaux et comportements procréateurs
fort différents. Certains semblent avoir été
largement influencés par les transformations de la société
: développement de l'urbanisation, moindre poids de la
religion, progres de l'instruction et surtout changement de la
condition féminine.
Ceux
qui adoptent ces modèles ont généralement
peu d'enfants, leur union est moins stable et il recourent davantage
à défaut d' autres moyens contraceptifs à
l'avortement. C'est surtout le cas, en simplifiant beaucoup, des
peuples slaves et baltes et plus particulièrement parmi
eux des habitants
des villes.
D'autres
modèles, par contre, se rattachent encore à la tradition
selon laquelle les femmessont considerées avant tout comme
des mères.
C'est
le cas grosso modo des peuples de l'Asie Centrale et plus
généralement des habitants des campagnes. Les avortements
y sont moins nombreux ainsi que les divorces. Néanmoins,
là aussi, les modes de vie se modifient et les modèles
urbains ont tendance à se propager comme le montre la diminution
générale de la fécondité dans les
républiques de tradition musulmane :
5,7 enfants par femme en 1975, contre 4,6 en 1988 en Turkmenie
6,3 et 5,3 respectivement au Tadjikistan
4,9.et;4,O en Kirghizie
3,9 et 2,8 en Azerbaïdjan
En
définitive ce qui compte avant tout c'est l'aspiration
d'un couple à avoir ou non des enfants, peu ou beaucoup.
Dans une société ou la famille jouit
d'un grand prestige, le désir d'enfants est généralement
fort. Par contre dans une société ou les valeurs
extrafamiliales ont plus de poids, les
couples limitent davantage leur descendance.
Le
régime soviétique a voulu détruire les formes
traditionnelles de la famille et il y est arrivé dans les
régions qu'il contrôlait le mieux. Des le début
il a introduit brutalement l'idée du contrôle des
naissances par l'avortement mais sans développer parallèlement
la contraception. Il a favorisé chez les femmes des aspirations
nouvelles. Pendant des décennies, l'image de la travailleuse
a supplanté celle de la mère. En outre, les familles
sont tres peu aidées sur le plan matériel. Il n'existe
des allocations familiales qu'à partir du 4ème enfant
et encore celles-ci sont misérables.
Il
est très difficile d'élever des enfants dans les
conditions d'existence quotidienne de l'URSS : crise du logement,
queues dans les magasins, produits déficitaires, surmenage
des femmes, manque d'argent ... Aujourd'hui, avec la glasnost
on dénonce les traumatismes subis par la famille soviétique
tout au long de l'histoire. On cherche aà promouvoir enfin
une véritable politique sociale. Le Soviet de la famille
et la section Famille et santé fondés en
1989 au sein du Fonds Lénine pour l'enfance sont
porteurs d'espoir pour les familles qu'elles entendent défendre.
Mais reste à savoir si dans le contexte actuel de la crise
économique soviétique, ces organismes disposeront
de moyens suffisants pour aider vraiment les familles et éviter
aux femmes de se faire avorter.
Notes
bibliographiques :
(1)
- Vichrievski A., Vblkov A., : Vosproisvodstvo naselenia SSSR
(La reproduction de la population de l'URSS), Moskva, 1983,
p.133.
(2)
- Avdeev A., Aborty i rojdaemost, (Les avortements et
la natalité), Sotsiologitcheskie issledovania, 3, 1989,
pp.54-63
(3)
- Urlanis B., Dinamika urovnia rojdaemosti v SSSR za gody sovietskoI
vlasti (L'évolution du niveau de natalité
en URSS pendant les années du pouvoir soviétique)
in Bratchnost rojdaernost smertnost v Rossii i v SSSR (La
nuptialité, la natalité, la mortalité en
Russie et en URSS)
Moskva, 1977, pp.ll et 12
(4)
- Vichnevski, cité en note 1, p.157
(5)
- Naselenie SSSR 1988, Moskva, 1989, pp.333-338
(6)
- Semia (La famille), n°43, 1989, pp.8 et 9
(7)
- Nedelia , septembre 1987
(8)
- Goloubeva V., Le revers de la médaille, in : Femmes
et Russie 1980 Paris, 1980, pp.57-60
(9)
- Dépêche de France-Presse, Moscou, 6 novembre 1986
(10)
- Semia, n°14, 1988, p.11.
H.
Yvert-Jalu
© Laissez-les-Vivre
SOS Futures Mères, mars 1990
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