Vous
m'avez demandé d'intervenir sur un sujet très important
que vous avez vous-mêmes défini et qui est : "causes
de résistance à une politique familiale". C'est
un sujet vaste et difficile. Nous allons poser quelques jalons
majeurs. Le cas de la France nous fournira l'occasion de dire
un mot de la place de la politique familiale et surtout des allocations
familiales (qu'il ne faut pas confondre avec la politique familiale)
dans l'ensemble de la politique sociale de la Nation. Nous insisterons
surtout sur la distorsion de la politique sociale qui s'accuse
depuis trois décennies au détriment des enfants.
C'est
en conclusion que nous montrerons si nous en avons le temps, qu'il
ne s'agit là que de la partie émergée d'un
mécanisme absolument fondamental, qui est à présent
à l'œuvre dans toutes les sociétés développées
et qui est bien plus général. Il s'agit en effet
de l'inversion des flux financiers entre les générations,
inversion induite par le vieillissement démographique de
nos sociétés.
L'évolution
de la population de plus de 65 ans dans divers pays du monde
Vous
voyez que cette évolut ion ne cesse de s'accélerer,
autrement dit, l'augmentation du 3ème âge dans
nos populations va reconnaitre une ampleur sans précédent.
C'est le phénomène majeur et on n'en mesure pas
d'emblée toutes les conséquences.
En
effet, c'est la cause première de l'implosion contemporaine
de la fécondité dans les sociétés
développées.
L'évolution
de la fécondité dans divers pays europeens.
Vous
voyez la plongée et ce phénomène est à
peu près le même pour toutes les sociétés
riches du monde aujourd'hui. En effet, la cause première
de l'implosion contemporaine de la fécondite qui est, bien-sûr,
aussi à l'origine des obstacles de plus en plus farouches
dressés désormais contre toute politique familiale,
réside en réalite dans le vieillissement démographique
lui-même de ces populations. C'est ainsi qu'aujourd'hui,
les intérêts collectifs et sociaux des personnes
inactives du 3ème âge sont de plus en plus directement
et de plus en plus âprement placés en compétition
avec les besoins de consommation des jeunes et des enfants.
La distorsion de la protection sociale au détriment des
enfants :
L'ampleur de la distorsion du système social qui en une
génération, s'est développée au détriment
de la seule part de la population qui n'exerce aucun poids politique
: les enfants, se mesure à present dans les statistiques.
Pour comprendre le mécanisme de cette dérive, qui,
en altérant les principes de la politique familiale a peu
à peu conduit à vider de son contenu la politique
familiale qui fut, à la Libération, l'œuvre
du Général De Gaulle, puis de la IVe République,
il faut bien garder à l'esprit que la catégorie
des salariés représente dans la nation l'essentiel
des adultes qui constituent les familles, autrement dit, tout
ce qui touche les revenus salariaux concerne directement les familles,
c'est-à-dire leur formation leur croissance et par conséquent
toute la démographie du pays, des mariages et naissances.
C'est pourquoi les promoteurs du Code de la Famille, Adolphe
LANDRY et Alfred SAUVY, décédé
en 1990, ont fortement insisté sur le caractère
compensatoire des allocations familiales. Il est essentiel de
bien comprendre ce principe : Les allocations familiales doivent
d'abord
viser à compenser largement, pour les parents des principales
catégories sociales, la charge de l'enfant supplémentaire.
L'enfant est ainsi assimilé à un investissement
pour la collectivité nationale et non plus réduit
à une simple consommation privée.
Ce
principe de compensation se distingue radicalement des principes
de répartition des revenus, de justice sociale et de justice
fiscale, lesquels relèvent de ministères et services
spécialisés. Or, depuis les annees 70, ces différents
principes n'ont cessé d'être systématiquement
amalgamés, dissolvant le caractère compensatoire
des allocations familiales, et alterant ainsi en profondeur la
politique familiale et sa capacité de soutenir la natalité
du pays, ce qui pourtant était l'objectif premier du législateur.
En
outre, dans les pays qui ont largement dépassé le
seuil de la pauvreté absolue, il est important de comprendre
que les comportements socio-démographiques sont sensibles
non pas aux revenus absolus, mais aux revenus relatifs lesquels
seuls conditionnent les niveaux de vie sociaux. Autrement dit,
les personnes, quelles que soit leur position dans la hiérarchie
sociale, se comportent de manière à ne pas mettre
en péril pour eux ou pour leurs enfants leur place dans
la société. Par conséquent, si le fait d'avoir
un enfant supplémentaire les fait déchoir dans leur
statut social, eh bien, ils refuseront cet enfant. Donc, c'est
le revenu relatif qui compte pour la politique familiale, c'est
le principe de compensation et non pas le revenu absolu, c'est-à-dire
une permanence de pouvoir d'achat. C'est pourquoi le législateur,
en instituant le système des allocations familiales, avait
prévu leur indexation sur les salaires, parce qu'il voulait
maintenir le niveau de vie social des familles, et non sur les
prix, ce qui est l'objectif de simple maintien du pouvoir d'achat.
Autrement
dit, si l'allocation familiale pour un permettait d'acheter une
bicyclette en 1945, ceci avait un certain effet social, aujourd'hui,
la même bicyclette n'a plus le même effet social et
donc ne représente plus le même enjeu.
Les
allocations familiales devraient rester indexées à
l'origine sur le salaire de l'ouvrier spécialisé
de la Métallurgie en région parisienne. La loi du
20 mai 1946 établit la fameuse règle des 225 fois,
selon laquelle ce montant des allocations familiales devait être
fixé à 225 fois le salaire horaire minimum du manœuvre
ordinaire de l'industrie des métaux de la région
parisienne, et devait évoluer, de plein droit dans les
mêmes proportions que ce salaire. Voilà la loi.
La
protection sociale est en effet exclusivement financée
par les salaires, c'est-à-dire d'abord par les familles,
puisque les cotisations sont essentiellement prélevées
sur la masse salariale, que ce soient les cotisations patronales
ou les cotisations dites salariales. En fait, l'ensemble est prélevé
– en manque à gagner – sur le travail du salarié.
Il était donc indispensable, pour préserver le caractère
compensatoire dont dépend l'efficacité de la politique
familiale, d'indexer également les allocations familiales
sur les salaires. Il est essentiel de comprendre cela.
L'abandon
progressif de ces principes s'est traduit par une dérive
accelérée, au cours d'une génération
du système de la protection
sociale, au détriment exclusif des allocations familiales
et des enfants. Le décalage sans cesse élargi entre
des recettes sociales issues de cotisations au poids toujours
plus lourd vis-à-vis du salaire net moyen d'une part, et
des prestations familiales qui n'etaient plus, dès lors
indexées que sur la simple hausse des prix, n'a cessé
de gonfler les excédents des caisses des allocations familiales.
Ces
excédents, en violation formelle des principes d'autonomie
de gestion des caisses, principe rappelé à de nombreuses
reprises et pour la dernière fois lors des ordonnances
de 1967, ont systématiquement été détournés
pour combler les déficits chroniques, à présent
en croissance accelérée des autres comptes sociaux,
en particulier des comptes vieillesse-survie. Autrement dit, politiquement,
dans le système social français (et il en va de
même à peu près partout ailleurs), on vole
les enfants au profit des clientèles qui votent !
Depuis
1959, l'accroissement considérable et accélèré
depuis 1974 du poids du financement prélevé sur
les salaires, donc sur les revenus familiaux pour financer la
protection sociale. Ce poids a doublé. Tout le budget social
de la nation est prélevé sur les salaires et, si
l'on regarde vis-a-vis du salaire net ce qui est preleve, on realise
la croissance acceleree de ce prelevement.
En volume la croissance de toute la production du pays et du budget
social total (en francs constants) en volume réel. Le budget
social s'accroît 3 fois plus vite que la richesse nationale.
Ce prélèvement sur les familles croît 3 fois
plus vite que la richesse du pays.
Où
vont ces prélèvements ? À qui profitent-ils
?
La croissance à l'interieur du budget social de ce qui
va à ces deux postes s'accroît encore plus vite que
l'ensemble du budget social.
Par
contre, les prestations par tête : Si l'on rapporte en termes
réels (francs 1985) l'évolution des prestations
familiales, maternité famille (c'est-à-dire non
seulement les allocations familiales, mais tout ce qui entre dans
la politique familiale aux effectifs des enfants de moins de 15
ans, on voit que les prestations par enfant restent à peu
près constante en pouvoir d'achat. En revanche, on voit
la croissance extraordinaire des prestations vieillesse survie
par inactif de 60 ans et plus et des prestations emploi par choômeur.
On voit très bien que la croissance n'est pas la même
: dans un cas, il y a maintient du pouvoir d'achat, et dans l'autre
accélération plus rapide que le salaire net.
Le
budget social est en effet partagé en 4 categories : les
familles, les personnes du 3ème âge, la santé
et les chômeurs. Si l'on rapporte l'ensemble des prestations
emploi par chômeur et que l'on en mesure la croissance depuis
1959, les prestations vieillesse survie par personne du 3ème âge
et les prestations santé par personne dans la population
au salaire net moyen, on s'aperçoit qu'il y a un doublement
ou même un peu plus d'un doublement en moins de 30 ans pour
ces trois catégories.
La
réalité est même encore plus accusée,
puisque le poste santé, l'hospitalisation lourde a pris
une part qui ne cesse de s'accroître ; or dans l'hospitalisation
lourde, les personnes du 4ème âge ont un poids de
plus en plus fort. Par conséquent, si l'on tenait compte
de cet effet, la courbe santé/population ne s'accroîtrait
pas de presque 220 %,mais de 150 % à peu près, le
reste devant être imputé au 3ème âge.
Ce qui veut dire que la courbe des besoins prélevés
pour
le 3ème âge inactif, ne s'accroîtrait pas de
220 %, comme il est indique ici, mais de près de 300 %.
Donc, en gros, la distorsion de l'ensemble du budget social prélevé
sur les familles profite de plus en plus aux personnes du 3ème
âge.
On
peut en discuter, mais il faut d'abord reconnaître le fait.
En
revanche, le montant des allocations familiales du salaire net
moyen, nous avons une courbe descendante et nous voyons, pour
la même période, l'indice de fécondité
évoluer parallèlement.
Les
allocations destinées à chaque enfant ont representé
une valeur de moins en moins importante par rapport aux salaires.
Elles ne cessaient de se dégrader, en même temps
que la fecondité. Ce qui est logique : c'est l'effet de
l'effondrement du principe de compensation.
On
a maintenant le pouvoir d'achat strict des allocations familiales,
alors qu'on a augmenté toutes les autres prestations sociales
plus vite que les salaires, lesquels augmentaient plus vite que
les prix, puisque le pays s'enrichit.
C'est
cela le phenomène de fond. C'est cela la distorsion de
la politique sociale. Ce parallélisme n'avait jamais été
mis en évidence, et je vais vous faire une confidence :
j'ai eu beaucoup de mal à le faire admettre aux caisses
d'allocations familiales et à leur gestionnaires. Il a
fallu un an et demi pour les obliger à admettre la réalite
de ces chiffres qui étaient les leurs
Ceci
peut être montré dans tous les pays. C'est plus ou
moins difficile statistiquement, parce que tout dépend
de la mise à plat du système social qui n'est pas
facile à faire en bien des pays,
mais ce phénomène est général, il
accompagne, ou plutôt précède la baisse de
fécondité dans tous les pays développés.
Or, plus la fécondité baisse, plus, à la
longue, s'accroît la proportion des personnes du troisième
et du quatrième âge, et plus s'accroit la pression
sur la politique familiale.
Plus
aussi s'accroît leur poids politique, qui devient déterminant.
En France, plus de 30 % du corps électoral est constitué
d'inactifs du 3ème âge, et, dans certaines villes,
plus de 50 %. Et
plus s'alourdit la charge de leurs besoins, qui deviennent prioritaires
dans le système social financé par les familles
au détriment de ceux des enfants deja nés et éventuellement
à naîitre.
Ainsi,
à mesure du vieillissement de la population, les familles
sont-elles peu à peu exclues des principaux bénéfices
de la protection sociale, dont elles assurent pourtant le financement.
Le
budget social de la nation représente maintenant près
de 28 % de l'ensemble de la richesse du pays. Or, on peut dire
que les 2/3 de ce budget va au 3ème âge dans la réalité,
que ce soit vieillesse-survie ou santé. Et ce qui reste
à la politique familiale représente 180 milliards
de francs, sur un budget social de 1 600 milliards de francs,
et sur ces 180 milliards, beaucoup de mesures sont purement sociales,
aussi les allocations familiales représentent, elles, plus
qu'à peine 60 % de la politique familiale. Donc, ce qui
va réellement aux enfants est de plus en plus réduit,
ce qui est attaché à la naissance de l'enfant est
de plus en plus réduit. Or, la situation dans les années
d'après-guerre était totalement différente.
Le budget social de la nation était beaucoup moins important,
il représentait moins de 20 % de la production annuelle
et sur l'ensemble de ce budget social, c'est plus de la moitié
qui allait aux familles.
C'est
clair : la dérive est incontestable.
Ce
mécanisme cumulatif est d'autant moins réversible,
qu'il se prolonge dans le temps. Il est de nature à compromettre
les capacités de renouvellement de la population et il
frappe toutes les sociétés contemporaines avancées.
Plusieurs de nos voisins européens en sont plus lourdement
frappés que nous.
Maintenant,
pour aller plus loin, il faut comprendre qu'il ne s'agit que d'un
aspect spectaculaire, certes important (on le voit bien avec les
débuts sur la contribution sociale géneralisée,
devant lequel aucun gouvernement ne pourra tenir), il ne s'agit
là que d'un aspect partiel d'un phénomène
plus profond et encore plus grave. Je n'aurai pas le temps de
l'exposer, mais le phénomène de fond est que le
vieillissement de la population entraîne l'apparition de
sociétés a deux générations, comme
étaient les societes traditionnelles (je rappelle que le
troisième âge inactif ne correspondait pas à
plus de 3 % de la population dans la plupart des pays depuis l'origine
de l'humanité). Nous arrivons desormais à des temps
où le troisième âge représentera désormais
le tiers de la population.
Traditionnellement,
il n'y avait, dans une population que deux générations,
les parents et les enfants. Les grands-parents restaient très
marginaux. Maintenant, ce ne sont plus des sociétés
à deux générations, comme jusqu'au milieu
des années 50, mais ce sont des sociétés
à trois ou quatre générations, et peut-être
bientôt cinq. Par consequent, les décisions collectives
et toute la société seront tounées vers cette
part prépondérante de la population.
Il
est clair que, quelque soit la bénévolence des personnes
de plus de 50 ans, leur problème n'est plus la reproduction.
Cette influence du 3ème âge exerce par ses prélèvements
un effet de levier sur la fécondité qui est cumulatif
et qui s'exerce par l'inversion des transferts financiers entre
les générations, lequel peut se chiffrer et ne peut
que s'accélerer.
Car,
aucun mécanisme incorporé n'existe pour arrêter
cette dérive.
Philippe
Bourcier de Carbon
© Laissez-les-Vivre
SOS Futures Mères, 3 mars 1991 |