Exposé
de M. François Perroux, professeur au Collège de
France, lors du IIIème congrès de "Laissez-les
Vivre" en novembre 1974.
Monsieur
le Président, Mesdames, Messieurs,
Mon
premier devoir est de présenter aux organisateurs de cette
importante assemblée, des excuses sincères pour
avoir modifié involontairement leur programme et imposé
quelque surcroit d'effort à des amis dévoués.
Les
communications, vous l'avez sans doute observé, n'atteignent
pas, pour le moment, un sommet d'efficacité, et, orales
ou écrites, s'établissent avec des retards qui expliquent
que je commence par l'aveu de ma confusion.
En
effet, ne sachant pas que j'aurais aujourd'hui et à cette
heure, à présenter un rapport dont le sujet est
redoutable, je n'ai pas, comme l'on dit, préparé
mon improvisation.
Je
me bornerai à rassembler quelques souvenirs et à
organiser quelques hypothèses pour les soumettre à
votre indulgente critique.
Des
offensives contre la vie
Sur
deux échelles, l'échelle mondiale et l'échelle
des nations, nous assistons à des offensives dont on ne
peut pas douter qu'elles soient des offensives contre la vie,
dans sa réalité biologique et historique, et contre
cette estime et même ce respect pour la vie qui ont caractérisé
toutes les civilisations dignes de ce nom.
A
l'échelle du monde, vous avez tous constaté des
initiatives nées d'intentions variées, mais dont
l'effet est convergent : Le Club de Rome a réuni
des renseignements statistiques et les a traités pour répandre,
partout sûr la planète, la terreur de "l'explosion"
démographique. Nous serions menacés d'une carence
inéluctable des ressources, des subsistances élémentaires,
par l'effet de la croissance démographique de notre espèce,
3 milliards 800 millions d'individus à face humaine, aujourd'hui.
En
tant que spécialiste d'économie quantitative, et
même d'économétrie que tout économiste
doit pratiquer, je récuse les concepts, les méthodes
et les résultats du Club de Rome et des équipes
qu'il a rassemblées.
Lorsque
l'on parle de qualité de la vie, à l'échelle
du monde, on use d'une notion, pour le moins complexe, sinon parfaitement
inconsistante. Lorsque l'on recommande un abaissement brutal de
30 ou 40 % de l'Investissement global, on pose à tout esprit
intelligent la question de savoir comment, dans quel territoire,
et à l'égard de quelles masses humaines cette réduction
s'opérera. Lorsque enfin on énonce que les productions
alimentaires sont insuffisantes pour autoriser la subsistance
des 3 milliards 800 millions d'hommes de ce temps, et des 7 ou
8 milliards dont nous pouvons prévoir la présence
d'ici à peu d'années, on n'a pas le droit de raisonner
sur des techniques à peu près constantes et surtout
sur des institutions supposées intangibles.
Michel
CEPEDE, hier président indépendant de la F.A.O.,
a bien montré qu'il s'agit de changer le système
de distribution des produits, de modifier la nature de cette production,
et j'ajouterai... de changer la loi de fonctionnement du système,
c'est-à-dire la rentabilité, par rapport aux besoins
actuellement solvables.
Il
est inquiétant que des experts soient convoqués
par la plus riche des puissances du monde, mettent en uvre
des statisques nationales, et procèdent à des calculs
qu'il est difficile, avec de moindres moyens, de reprendre par
la base : ce serait du reste inutile, car la méthode n'est
pas acceptable pour un homme de science.
Denis
GABOR Prix Nobel de Physique, 1971 dans son
dernier livre, présente une critique serrée des
conclusions du Club de Rome, que je viens de résumer
à grands traits, mais il ajoute que le mérite relatif
de ce document est de lancer un cri d'alarme.
Des
spécialistes anglais à l'Université de Sussex
vont plus loin. Après une étude minutieuse des données,
des méthodes et des résultats, ils concluent que
peut-être une intention assez perverse a présidé
à l'organisation de tels travaux. II s'agirait d'obtenir
un certain abaissement du potentiel démographique et économique
d'une partie du Monde, au bénéfice d'une autre partie
qui sent les taux de son accroissement démographique fléchir
et qui éprouve aussi les conséquences d'un affaissement
de sa croissance économique.
Je
n'examinerai pas de façon détaillée le jugement
de valeur que je viens de rappeler, mais je dirai, sans plus,
qu'une tradition très fàcheuse est entretenue parmi
les économistes de métier, qui considèrent
que le seul remède aux "fins du monde", est d'obtenir
la propagation du Birth Control par tous les moyens, et
d'ébranler les vieilles fécondités, censées
périmées. Un imbécile n'hésitera pas
à dire, parlant de nos frères Indiens : « Ils
n'ont qu'à avoir moins d'enfants et à manger leurs
vaches sacrées. »
Je
livre aux sociologues, aux anthropologues, à tous ceux
qui ont regardé de près, comme Chombart de Lauwe,
les niveaux d'aspiration, cette sottise, présentée
en forme d'affirmation préemptoire, elle dénonce
non seulement l'inattention des Occidentaux à tout ce qui
n'est pas eux, mais aussi, et peut-être surtout, l'irrespect
profond de toutes les formes de la vie, vie physique et vie spirituelle
liées, chez ceux qui s'abandonnent aux lourdeurs de l'enrichissement
et aux somnolences du confort.
Mais
considérez maintenant ce qui se passe au sein de quelques
nations, dont la nôtre.
Est-ce
que ceux qui, a un peuple qui vient d'éprouver une perte
nette, sur sa population totale, et dont les taux démographiques
sont inquiétants depuis longtemps, osent suggérer
un assouplissement irréfléchi de la loi sur l'avortement,
et procurer des facilités déconcertantes concernant
la distribution de la pilule, est-ce que ces hommes se souviennent
des fonctions élémentaires et inaliénables
de tout gouvernement quelqu'il soit ? Le pouvoir politique,
conscient et responsable, doit garder et arbitrer.
II
arbitre, c'est bien clair, dans des conflits sociaux qui opposent
de grandes unités oligopolistiques qui ne peuvent pas être
disciplinées par les prix de concurrence.
Il
arbitre en vue d'une structure -préférée
par la population, et non pas pour résoudre au jour le
jour les difficultés occasionnelles. Cette préférence,
se conçoit-elle sans objectifs, dominés par une
finalité ?
II
promeut, et que promeut-il ? l'esprit de création
dans chacun des membres de la société qu'il représente
quant à son passé, son présent et son avenir.
Comment le peut-il, sans la garder, cette société,
sans être fidèle à cette vieille notion de
notre tradition selon laquelle le pouvoir garde ?
II
est gardien, et nous lui refusons le droit de mépriser
la naissance, ou de négliger fa formation, et le développement
d'un seul être humain... prolongés)... dans une nation
disons démocratique, pour désigner ce progrès
qui résulte de la réduction des contraintes passivement
subies, le lent épanouissement de la liberté selon
les normes humaines, de chaque Français. Voilà les
raisons universelles et nationales pour lesquelles J'ai accepté
de parler d'un sujet qui m'engage, en tant qu'homme de science,
en tant que citoyen, et en tant que porteur d'une expérience,
disons de l'expérience d'un jeune d'un certain âge...
Distinguer
la croissance, le développement, les progrès, le
progrès
Commençons
si vous le voulez bien par définir un peu les termes. Puis
voyons en quoi consiste et comment se noue le lien Intime, vital.
entre le progrès et la préférence pour da
vie, avant de conclure par quelques éléments d'un
programme d'action dont je ne voudrais pas qu'il fût, sans
plus, le programme de cette nation-ci, la nôtre, mats bien
le programme de tous las Européens, fidèles à
leur vocation universelle et mondiale.
Qu'est-ce
donc que le progrès ? Ici la confusion risque de commencer.
Depuis
J.M. KEYNES, un grand économiste anglais qui écrivait
au moment de la dépression de 1929 à 1933, un livre
intitulé Théorie générale de l'intérêt,
de l'emploi, et de la monnaie, nous avons contracté
l'habitude de raisonner en termes de croissance. C'est-à-dire
d'augmentation d'un indicateur de dimension d'un ensemble économique.
Cette
dimension est prise, pour une nation, par le produit global brut,
c'est-à-dire la totalité des biens, des services,
qui sont obtenus à l'intérieur de frontières
ou par les activités nationales hors frontières.
Le
calcul de ce taux d'accroissement est relativement facile, et
il est parfaitement opaque. Car vous le comprenez aisément,
môme ceux d'entre vous qui ne sont pas statisticiens, un
ensemble formé d'éléments hétéroclites
n'a de signification par rapport à l'homme, à sa
destinée individuelle et à la politique de sa nation,
que si on prend en compte sa structure.
Un
exemple : on raisonne souvent sur la croissance confondue avec
le, progrès ; en disant qu'elle est marquée
par une élévation de l'indicateur de dimension,
accompagnée de l'élévation du revenu réel
global (pour un niveau de prix donné et constant) et moyen
(division du produit global par le nombre d'habitants).
Qu'est-ce
que cela veut dire ?
Dans
les pays sous-développés, par exemple, le produit
national brut est calculé comme la somme de la consommation
et de l'investissement : une partie importante de l'investissement
est procurée par les États étrangers les
plus riches. On divise cette somme par le nombre d'habitants si
bien que l'investissement extérieur augmentant, pour une
population d'un montant donné ou un taux de son accroissement
donné, le produit réel moyen s'élève.
Les populations ne bénéficient pas nécessairement
pour autant d'un niveau de vie ni surtout d'un genre de vie améliorés.
Dans un pays évolué, en FRANCE par exemple, les
taux d'accroissement de 5,5 % annuel, de 6 % que nous avons connus,
procuraient des avantages fort inégaux aux diverses parties
prenantes ; c'est la structure au développement qui
aurait dû retenir l'attention.
C'est
au moment où ces taux d'accroissement étaient au
plus haut, que nous avions des hôpitaux indignes, des dispensaires
qui étaient la honte de ce pays, que les crédits
d'éducation, d'hygiène et de santé étaient
relativement insuffisants.
Aussi
comprenez-vous qu'à la notion de croissance purement statistique,
sottement quantitative, apparemment quantitative (car on ne parle
pas de quelque chose qui soit clair, déterminé conceptuellement),
on ait préféré, et j'y ai une grande responsabilité,
la notion de développement.
N'importe
quelle mère de famille sait la différence entre
la croissance d'un enfant et son développement.
Sans
accueillir cette analogie trop facile, disons que le développement
se mesure par référence à des variables sociales
et humaines, qui permettent une croissance bénéfique.
Faisons un pas de plus : de même que l'enfant qui croit,
ne se développe vraiment que si certaines proportions structurales
ne sont pas gravement mises en péril, une économie
ne se développe que si sa structure est tolérable
pour sa population et au mieux, si elfe est désirée
par elle.
Enfin le développement s'affirme lorsque, peut-on dire,
une sorte de dialectique s'établit entre un appareil de
production qui se perfectionne et une population qui gagne en
connaissances, en conscience et sous le rapport des valeurs humaines.
Sur
le niveau le plus immédiatement économique, l'appareil
de production donne des biens plus complexes et d'une qualité
supérieure, les responsables de la production ont besoin
de travailleurs mieux qualifiés et plus spécialisés
: à l'inverse, les consommateurs désormais mieux
formés, plus conscients de la nécessité de
ces biens au départ dont parle le Chanoine MOUROUX,
souhaitent que le produit soit plus conforme à des goûts
affinés et même à des valeurs humaines bien
différentes des valeurs mercantiles.
Le
développement, à quoi tend-il ?
Eh
bien, il tend aux progrès, au pluriel, ou bien au progrès,
au singulier.
Les
progrès sont des avances sur une ligne jugée souhaitable,
soit par l'intéressé, soit par l'observateur compétent,
des parties d'une société. Les progrès des
populations agricoles, les progrès des ouvriers d'usine,
les progrès des femmes dans telles situations, les progrès
des garçons ou des filles, etc., les progrès des
régions industrielles ou des régions agricoles dont
certaines restent très pauvres, tandis que d'autres sont
éveillées par l'animation technique et sociale.
Donc
avec les progrès qui sont ceux de parties, de catégories
ou de régions, nous sommes encore loin du progrès,
car le progrès n'est pas séparable de la société
progressive.
De
grâce, que l'on ne nous parte pas des exigences du marché
! il y a autant de marchés qu'il y a de formes de sociétés.
Le marché kolkhozien je reviens de l'Académie
des Sciences de Moscou ne ressemble pas au marché
occidental. Le marché de la bourse des valeurs en Occident,
n'a que peu de ressemblance avec le marché des produits
alimentaires vendus au consommateur final.
Les
marchés des services spécialisés du médecin,
de l'ingénieur, si l'on peut parler de marché en
ces cas, subissent les conséquences directes de l'organisation.
Avant
le marché, il y a l'organisation, le marché n'est
pas le paradigme, c'est-à-dire le modèle des modèles,
il est subordonné au paradigme de l'organisation. Or, l'organisation
ne peut pas se dispenser d'exprimer une finalité à
l'égard des hommes qui transcende les objectifs particuliers.
Nous
dirons donc qu'Il y a progrès et société
progressive lorsqu'un résultat économique bénéfique,
par exemple un surcroît d'investissement, un surplus de
revenus qui en est la conséquence, et un surplus de consommation,
attaché au surplus de revenus, se propagent, se diffusent
dans toute la masse humaine considérée, avec une
vitesse optimum.
Le
progrès est lié à une vue éminement
collective de l'économie.
Pourquoi,
me direz-vous ? Pour une raison qui touche directement aux problèmes
que nous traitons. C'est que si l'économie financière
de l'argent et de la monnaie est un ensemble d'instruments utiles,
l'économie véritable, pour l'économiste d'Intention
scientifique n'est autre que le plein développement de
la Ressource Humaine.
L'Économie
de la ressource humaine
Je
demande que l'on ne confonde pas la location sur le marché,
la meilleure gestion des ressources de travail, avec le plein
développement de la Ressource Humaine.
Les
deux notions n'ont, entre elles, que les rapports les plus lointains.
Nous
ne savons pas encore, à dire vrai, si nous sommes riches
ou si nous sommes pauvres.
Les
plus développés des pays occidentaux, depuis longtemps
industrialisés, ne se sont jamais préoccupés
frontalement de développer au maximum et au mieux la ressource
des ressources, c'est-à-dire l'Homme.
Je
le prouve d'abord, par une référence historisque,
qui ne doit pas recevoir une coloration polémique et démagogique.
Les débuts de l'industrie occidentale., Angleterre, dernier
tiers du XVIIIe siècle, ont eu un développement
caractérisé par des calculs que nous voyons, dans
les perspectives de l'histoire, tout autrement que les contemporains
ne les avaient compris. L'industrie d'Occident dont l'Angleterre
a donné l'exemple s'est édifiée sur des cimetières
d'hommes et d'enfants, et par la destruction de petites filles
martyrisées, traitées au fouet da jeunes garçons
emprisonnés pour le moindre fléchissement dans l'exécution
de leur travail. Misères physiques accompagnées
de misères morales.
Dans
les pays qui ont imité l'Angleterre, les mêmes phénomènes
sont apparus, peut-être à de moindres degrés
: chacun a lu, pour la France, .le rapport VILLERME.
Mais
le point sur lequel j'insiste en ce moment est que, généralement,
les économistes de ce temps considèrent et enseignent
que cette consommation d'hommes a cessé. Ils avancent par
la beaucoup plus que ce qu'ils ont le droit de dire scientifiquement.
Bien évidemment, et très tard dans ce pays-ci, la
législation sociale a réalisé une large protection,
mais le point fondamental est celui-ci : nos comptabilités,
attentives à l'amortissement des choses, des biens matériels,
des machines, ne contiennent aucun poste touchant l'amortissement
de l'homme.
L'optique
de la comptabilité de style capitaliste est caractérisée
par un souci extrême d'éviter toute forme de gaspillage
dans le domaine de l'emploi des objets inertes et par une indifférence
quasi totale à protéger le travailleur et sa famille,
gaspillage insidieux résultant de ce que l'amortissement
de l'homme est ignoré par nos comptabilités.
Amortissement
? Précisons.
Bien
sûr "l'amortissement usure". L'usure de l'être
humain est finalement inévitable, sauf qu'elle peut être
retardée et aménagée. Mais la "consommation
excessive et évitable de la force de travail" dans
l'usine moderne, dans l'atelier, dans l'entreprise commerciale,
dans l'entreprise agricole, est bien loin encore d'être
éliminée.
Au-delà-de
l'amortissement usure, qui donc oserait négliger ce que
l'on peut appeler l' "amortissement obsolescence" ?
Lorsqu'il s'agit de production matérielle on admet qu'un
capital doit être entretenu, adapté de période
en période, organisé à temps par l'innovation
technologique. Avant l'usure proprement dite, il risque d'être
hors d'usage s'il est dépassé par le progrès
technique. L'amortissement de l'être humain devrait comporter
fondamentalement le recyclage, sous tous ses aspects et sur tous
plans. Nous n'avons plus le droit, dans une économie où
l'information circule, d'ignorer l'exigence basilaire, de traiter
non pas le capital humain mais de traiter l'être humain,
au minimum aussi bien que nous traitons la machine et les ensembles
qua les machines constituent.
En
ce point s'accuse l'opposition entre la gestion des ressources
humaines dans l'entreprise capitaliste et le plein développement
de la Ressource Humaine. L'objectif n'est pas le même dans
les deux cas. La gestion des ressources humaines dans l'entreprise
subit la loi de l'entreprise elle-même, c'est-à-dire
celle du profit. Pas de dépense qui ne soit rentable !
La première exigence est l'équilibre des comptes.
La science, comme le dit le chroniqueur d'un journal parisien,
probablement distrait ou trop pressé ce jour-là,
la "science sordide" est celle qu'il faut appliquer
à des conflits tels que ceux de LIP ou à ceux qui
mobilisent aujourd'hui les masses ouvrières. Or la science
n'est jamais sordide, il. n'y a que des esprits et des durs sordides,
utilisant quelques régularités économiques,
en vue d'atteindre des objectifs compatibles avec l'économie
marchande, mais incompatibles avec l'économie de la vie.
Le
progrès de l'économie scientifique, la seule qui
mérite le respect, est donc, vous le voyez, dans son principe
même, une préférence pour la vie. Une préférence
pour la vie qui s'accuse en opposition flagrante avec la préférence
pour ma vie, qui habite l'esprit du plus favorisé.
II
est inadmissible pour l'économie la plus concrète,
la plus rationnelle pleinement, d'accepter, sans commentaire,
la starvation disent les Anglais, l'amoindrissement évitable
des forces humaines dans l'usine et la vie quotidienne.
C'est une doctrine délétère pour une économie
considérée dans son mouvement en moyenne et en longue
période, qu'à la préférence pour la
vie dans sa plénitude, on substitue la préférence
pour ma vie, articulée par une catégorie sociale.
L'intelligentsia de cette époque-ci porte, à cet
égard, des responsabilités écrasantes.
Il
ne s'agit certes pas seulement de ces intellectuels en chaise
longue dont aime à parier un de nos anciens compagnons
de Témoignage Chrétien. J'avoue que l'intellectuel
qui mérite ce nom, je l'ai vu plus souvent penché
sur une table de laboratoire ou manipulant une machine à
calcul qu'étendu mollement sur un sofa ou affalé
sur un élégant lit de repos.
Mais,
réserve faite de ces amateurs d'intellectualité,
il y a, chez les travailleurs Intellectuels qui méritent
ce titre, une sorte de terreur de n'être pas considérés
comme des esprits scientifiques, s'ils acceptent à plein
l'exigence de vivre et s'ils recommandent à plein, pour
chacun, le droit non pas de vivre sa vie, mais de participer à
son rang, dans sa tâche, et selon les hiérarchies
de la tradition et de l'avenir, à la propagation et au
développement de la vie.
Nourrir
les hommes
J'insisterai,
si vous la voulez bien, sur quelques points qui me paraissent
peu contestables, et qui illustrent les considérations
que je viens d'offrir en brève synthèse.
En
premier lieu, l'économiste reçoit avec gratitude
l'enseignement d'un grand biologiste français André
MAYER. J'ai eu l'insigne honneur d'être appuyé
par lui, quand j'étais candidat au Collège de France,
il y a une vingtaine d'années puis d'entrer dans la familiarité
de sa pensée. Il a, vous vous en souvenez, contribué
plus que personne c'était un pionnier
à la détermination scientifique des rations normales,
en matière alimentaire ; ainsi, il a incité
tous les économistes du monde à contrôler
les choix subjectifs par des normes de portée scientifique,
qui peuvent signaler les abus d'un système, et orienter
les préférences d'individus mal informés.
Depuis,
les travaux se sont multipliés. Ces seuls travaux d'intellectuels
pour laboratoires et non pour salons mondains, ont sauvé
des milliers de vies humaines. Eh bien André MAYER a-t-il
été ce "criminel" qui favorise ltes explosions
démographiques ? Il s'est expliqué lui-même
sur ce point dans sa communication aux cinq académies intitulée
Nourrir tes hommes. Après avoir remarqué
que les ressources de la production et de la distribution, renouvelées
par ce changement des règles du jeu sont immenses, il ajoute
« Nous savons, nous, hommes de science, où
réside la possibilité des progrès dans l'humanité ;
elle n'est pas séparable de l'apparition de ce quelque
chose d'original, d'incomparable, d'imprévisible, qui se
renouvelle à chaque naissance. »
Ce
savant se préoccupait peu d'obtenir des suffrages politiciens,
il était attentif à ce qua la science lui enseignait
sur les chances du progrès (au singulier) et de l'humanité.
Vinrent après lui de nombreux travaux, auxquels du reste
une confiance modérée doit être attribuée,
sur la proportion des grands talents ou des génies, dans
une masse humaine ; l'essentiel était de dire que
nous ne savons pas ce que nous tuons ou ce que nous privons d'efficacité,
chaque fois que nous n'écoutons pas l'enseignement d'un
grand biologiste, homme de bien.
Les
hommes et l'environnement
Voici
maintenant un second exemple de l'alliance naturelle entre l'économie
d'intention scientifique et des sciences plus exactes telles que
la science des techniques et la biologie.
Mieux
que nos prédécesseurs nous connaissons les relations
entre une unité de production ou de consommation, et l'environnement.
Je veux dire que le plein développement de la Ressource
Humaine ne peut pas être repéré par le niveau
des profits mêla dans une entreprise ou dans un groupe d'entreprises,
si l'on ne fait pas entrer directement en ligne de compte ce que
les analystes modernes appellent les "externalités".
Depuis longtemps nous l'enseignons, mais les abus ont été
tels que maintenant la cause pourrait être gagnée,
pourvu qu'on ne choisisse pas de fermer les yeux à l'évidence.
Que
signifie un salaire réel., même fort élevé,
si l'individu qui le perçoit est en dehors de l'entreprise,
atteint par la maladie engendrée par la pollution de l'atmosphère
ou de l'eau, et par cette pollution morale qui, sous les formes
de la publicité déchaînée, du spectacle
pornographique, de la grossièreté généralisée,
l'imprègne du mépris de la vie.
Les
externalités, disons-le en termes très simples,
sont l'ensemble des influences extérieures aux centres
de nos décisions, de consommation ou de production. A cet
égard, la frontière entre l'économie individualiste
privée, et l'économie collective, tend à
s'estomper. Le respect des conditions de plein développement
de la Ressource humaine, devrait se traduire par des calculs collectifs.
Alors
on n'a pas le droit, quelque poste que l'on occupe dans la hiérarchie
politique, de supposer résolus des problèmes qui
ne le sont pas.
Les
démographes ont travaillé longtemps sur l'optimum
de populations. Ils calculaient généralement la
relation entre une population nationale et des ressources nationales.
Ces évaluations perdent sensiblement de leur importance
lorsque la nation n'est plus seulement à l'intérieur
de ses frontières, mais se définit dans un ensemble
d'activités et d'influences externes.
Surtout,
le calcul entre une population déterminée et un
produit déterminé est justiciable des prévisions
sur le progrès technique, des progrès de l'organisation,
de l'intensité et même de l'enthousiasme au travail.
S'il
fallait utiliser ces travaux sur la population optimum, nous pourrions
dire que notre population française est beaucoup trop faible
par comparaison à nos ressources potentielles.
Nous
ne répéterons pas l'argument du glorieux CLEMENCEAU,
que l'ordre du monde s'établirait plus facilement, il disait
en son temps, avec une FRANCE de 80 millions d'habitants. Ce que
nous avons en vue n'est pas la puissance nationale relative, mais
bien notre participation au plein développement de la Ressource
Humaine, à l'égard de tous les individus qui vivent
communément entre nos frontières. Puis, s'il vous
plait, considérons une bonne fois que chacun de ces individus
ou chacun de ces groupes que nous prenons en compte, pour des
comparer à des ressources ou à des subsistances,
ne peuvent pas être confondus avec des choses inertes ;
ce qu'ils sont aujourd'hui, il ne le seront pas demain.
L'identité,
la persistance, l'efficacité d'une personnalité
s'obtiennent à force d'intention; le respect du temps formateur
ne doit jamais être oublié ; la femme que vous
faites avorter aujourd'hui pleurera peut-être, dans cinq
ans, des larmes de sang, désolée de n'avoir pas
auprès d'elle les présences qu'elle s'est crue en
droit de refuser...
Former
les petits d'homme
Ne
jouons pas au .faux prophète, au charlatan qui porte un
verdict à l'égard des masses souffrantes. Car le
plus déshérité parmi ces masses, le dernier
des derniers, savez-vous ce qu'il sera et ce qu'il peut être,
pourvu qu'il soit soigné autant qu'une plante, autant qu'un
jeune animal, mais dans un style humain ? Mon maitre et ami PIERON,
du Collège de France a insisté à maintes
reprises, dans son uvre, sur la multiplication des synapses
c'est-à-dire des liaisons inter-neuronales entre les neurones
du grand cerveau, en nombre, à peu près constant.
F.
JACOB, récemment, que j'interrogeais sur ce point,
confirmait pour l'ignorant que je suis, cette constatation fondamentale
: Si pendant la première enfance et une partie de .la deuxième
enfance, des liaisons entre les neurones ne s'établissent
pas en nombre suffisant, tout est fini et on confondra avec une
sorte d'idiot le pauvre être délaissé que
l'on pouvait sauver.
Nous
n'avons pas le droit, pauvres ou riches, de mépriser cette
donnée de fa science qui rejoint, dans l'ordre des choses
temporelles l'un des plus exaltants des commandements du Christ
: « Pour qu'ils aient la vie, et qu'ils l'aient
dans sa plénitude. »
Les
biologistes qui sont ici, les médecins et mes éminents
collègues LEJEUNE et CHAUCHARD me pardonneront
d'avoir moins confiance dans la sociologie que dans la biologie
scientifique.
Je
ne puis me disposer de rappeler, non certes l'expérience
toujours répétée et parfois mal comprise
des enfants loups, mais l'expérience d'I.O.W.A., Université
américaine, moins connue de certains spécialistes
et du public.
Avec
le consentement des parents, des enfants ont été
retirés, temporairement, à des familles plongées
dans une extrême misère matérielle et morale;
ces enfants n'avaient pas la nutrition psychique dont parle RUYER,
ils manquaient d'images, de schèmes-moteurs, ils manquaient
des appels à la beauté dans la vie quotidienne;
ils n'avaient pas, évidemment, une -nutrition biologique
suffisante, ils ne mangeaient pas à leur faim, ou leur
ration était mal composée. Voilà des enfants
transplantés dans des familles où l'aisance est
normale, où la vie intellectuelle et morale est d'un certain
niveau. Au terme de l'expérience, on constate que le coefficient
d'intelligence s'est considérablement élevé.
Vous n'avez pas une foi aveugle aux tests sans vérifications
additionnelles. Moi non plus. Je dis simplement qu'il y a là
une expérience que nous devons méditer pour conclure
que l'éducation, dont on parle avec tant d'insistance,
ne peut pas être localisée, isolée, ne peut
pas être cantonnée dans des lieux de distribution
d'éléments cognitifs ; elle émane de
la société tout entière et doit être,
à ce titre, organisée, pour le développement
plénier de la Ressource Humaine.
Vous
voyez mieux maintenant pourquoi le disais, en débutant,
que nous ne savons pas, ni dans une nation, ni à l'échelle
de la planète, si nous sommes pauvres ou si nous sommes
riches. Nous ne le savons pas, car nous n'avons pas encore entrepris
de mettre " en oeuvre " et de mettre en valeur ta ressource
des ressources, la Ressource Humaine.
Éloge
de notre "Utopie"
Me
permettrez-vous de soumettre à votre appréciation,
quelques-unes des conclusions provisoires qui peuvent être,
avec un peu de .bonne volonté, tirées de l'analyse
que je viens d'esquisser.
A
ceux qui nous diraient que nous sommes des utopistes, nous répondrions
deux choses.
D'abord,
nous demanderions : qu'entendez-vous par utopie ? Pour nous, l'utopie
est la construction d'un modèle rationnel qui permet, par
contraste, de dénoncer les lacunes et les défauts
d'un système observé depuis l'Utopie de Thomas
MORUS jusqu'aux utopies sociales de notre temps. Acceptons
donc d'être utopiques.
Puis,
osons prononcer que .notre utopie est attendue, espérée,
appelée par 1 milliard 500 millions de nos compatriotes
terrestres qui souffrent de la faim, qui mènent une vie
infra-humaine et attendent de nous un effort supplémentaire.
C'est
eux qui comprennent et qui imposeront demain 'Cette notion, inattendue
pour certains, que l'économie renouvelée ne se définit
pas par l'équilibre comptable tel qu'il est aujourd'hui
pratiqué, mats par l'action de l'homme sur l'homme, au
moyen de choses quantifiables et comptabilisables. L'homme à
la fois moyen et fin, mais moyen dans la seule mesure où
l'activité a pour fin le service de l'homme lui-même.
Sur
un tout autre plan, considérons cette préférence
pour la vie qui habite les vivants, les vivants quels qu'ils soient,
au lieu de nous satisfaire de chiffres inexacts, insidieusement
groupés, interprétés par les experts des
plus puissants de ce monde, sur les prétendues explosions
démographiques ; interrogeons-nous sur l'état
actuel dans les pays les plus anciennement industrialisés
et prétendument les mieux civilisés du monde.
L'irrespect
de la vie va, de pair, dans ces pays, avec l'irrespect de la mort.
« La
vie ne vaut rien, rien ne vaut la vie » De qui,
cet aphorisme qui nous arracha au marécage des platitudes
soporifiques ? .D'André MALRAUX qui a célébré
les valeurs suprêmes, et témoigné, pour elles,
en actes.
Suprêmes ?
Oui : préférées à cette vie au nom
d'un au-delà, au nom d'une visée plus haute que
cette vie, baignée d'une violente lumière qui n'est
pas celle du jour que nos yeux volent. Oui : c'est toujours de
vivant qui prononce ; la science qui observe et dissèque
le cadavre ne peut rien changer à ceci : l'holocauste de
soi est tout le contraire du suicide, l'affirmation ultime et
souveraine de la vie peut, saule, nous guérir du pari pour
l'anéantissement. Le laboratoire n'a rien, rigoureusement
rien à nous dire sur l'option radicale qui appartient en
propre à chaque être humain, en chaque instant et
jusqu'au dernier jour de son existence consciente, sur le sens
de ce qu'il a été, de ce qu'il va être, à
jamais. Révélation de la mort. Révélations
sur la vie.
Nous
ne pouvons pas penser l'anéantissement. Est-ce la preuve
qu'il n'y a point d'anéantissement ? Nous voilà
enfouis dans l'insoluble contradiction que signale le langage
même... Chaque -être humain veut vivre et ne peut
que vouloir vivre et nul ne sait de science certaine, où
finit la vie.
Laissez-nous
parier pour la vie ! Et laissez-les vivre !
Vie
et mort nouent une profonde et intime alliance, dont vous ne connaissez
pas le secret. L'avortement est bien plus qu'une pratique ;
aux dimensions d'une préférence sociale, il devient
le symbole des sociétés éprises de la pensée
avorteuse : elle recrute ses scribes, pour qui la vérité
ne peut être que grisa et constellée de distinguos.
Respect
ou mépris de la mort et de la vie, ensemble.
Quand
les entrepreneurs de pompes funèbres "à l'américaine"
se saisissent d'un cadavre, le traitent, le montent et le fardent,
ils révèlent piteusement les préférences
de leurs clientèles pour le cigare introduit dans la bouche
du mort, pour la rocking-chair où ils l'enfoncent et pour
une mascarade sinistre de la mort et de la vie.
Lorsqu'un
peuple en arrive à assimiler le concert humain à
l'accouplement, ou à bien mains encore, il prouve, en deçà
de toute morale qu'il a oublié un acquis millénaire
de vérités et de significations humaines. On comprend
qu'il se détourne des tombes puisqu'il crache sur tes berceaux.
L'offensive
de l'argent, le culte de la solvabilité, de la rentabilité,
sévissent contre la vie elle-même.
Posez-vous
une redoutable question.
Est-ce
que, oui ou non, depuis 1780, date de la naissance de l'industrie
anglaise, est-ce que les nations évoluées n'ont
jamais pu enregistrer un produit net, un surplus net, qui tint
compte de tous les coûts humains ? Ou bien le surplus net
est-iI une illusion créée par ides comptabilités
inexactes en ce qu'elles n'enregistrent qu'une partie des coûts
réels infligés à des vies d'hommes ? Est-ce
que nous mangeons mieux, nous nous divertissons mieux, parce que
nous acceptons tacitement la destruction ou la dégradation
de nos frères, de nos compatriotes et de foules lointaines
sur la planète ?
Cette
question devrait bouleverser les économistes de métier
(ils sont, sous ce rapport, bien tranquilles). Elle devrait émouvoir
chacun d'entre nous, qu'il croie à la science, ou qu'il
croie au dépassement de la science par des valeurs universelles,
sans cesse niées, sans cesse renaissantes.
C'est
en posant cette question à chacune et à chacun de
vous que je termine, m'excusent encore de n'avoir pu élaborer
avec le souci qui eût convenu, la précision et l'ordre
qui vous étaient dus, un thème qui m'est très
cher car il est bien impossible de séparer tout
à fait une recherche scientifique persévérante
d'avec les forces vives de celui qui fa tentée.
© Laissez-les-Vivre
SOS Futures Mères, décembre 1975
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