L'avortement
constitue, en lui-même, à nos yeux, un geste inacceptable. Aucun
motif, quel qu'il soit, ne peut permettre à quiconque de décider
de la vie et de la mort d'un être humain, fut-il à son commencement.
Ceci posé, il est non moins nécessaire de reconnaître que l'avortement
n'est souvent que la conséquence d'une situation difficile, d'un
conflit que nous devons prendre en charge, pour rendre possible
une action préventive efficace, que ce soit au niveau des individus
ou des Sociétés.
I.
FONDEMENTS PSYCHOLOGIQUES
La
revendication abortive actuelle est le résultat d'une lente
évolution des mentalités ; dont les causes sont multiples
et complexes, conscientes ou non.
A)
Nous devons prendre conscience de cette évolution des mentalités
qui s'est produite en dix ans.
La
campagne pour la contraception s'est ouverte en France sur le
slogan : « La contraception fera disparaître l'avortement
clandestin » (1961) et Mme Valabrègue écrivait
alors : « La confusion des esprits est telle
que pour certains le développement du Planning familial en France
équivaut à une campagne pour la liberté de I'avortement ».
Dix
ans après, le Congrès du Comité médical de l'I.P.P.F. (International
Planned Parenthood Federation) en Yougoslavie, étudie l'avortement
comme méthode de contrôle des naissances.
Cette
évolution de la contraception à l'avortement s'est fait, semble-t-il,
en trois étapes : l'avortement réparation où l'interruption
de grossesse n'est considéré que comme une solution de secours
pour réparer un échec de contraception. L'avortementcontraception
où il apparaît comme une méthode de contraception somme toute
plus facile à appliquer que les autres et enfin, l'avortement-libération,
où il devient, dans l'exercice d'une sexualité sans contrainte,
la protection efficace contre "l'esclavage de la procréation"...
B)
Les motivations apparentes pour un avortement se dégagent
peu à peu et servent de support aux campagnes d'opinion :
a)
A l'échelle d'un pays : ce sont les arguments démographiques
et le mythe de la surpopulation galopante que la contraception
n'a pu enrayer, les arguments sanitaires (il s'agit de sauvegarder
la santé physique ou morale des populations : d'éviter les
naissances trop rapprochées, les complications des avortements
clandestins, les dégâts psychologiques des viols, incestes, etc.)
ou les arguments financiers (poids pour la nation des handicapés
et des improductifs...).
b)
A l'échelle des individus : c'est l'ensemble des "indications"
de l'avortement :
indication
dites "médicales" (assez imprécises surtout lorsqu'il
s'agit des motifs d'ordre psychiatrique) ;
crainte des malformations, dont on amplifie volontiers
la fréquence et les conséquences ;
problèmes socio-économiques d'un couple stable ou d'un
couple temporaire ressources, santé, mariage impossible, équilibre
conjugal précaire, etc.
Toutes
ces motivations sont valables en soi, expriment parfois des situations
inextricables, apparemment, mais il faut le reconnaître, assez
systématiquement (de façon consciente ou non) dramatisées :
ce qui était accepté autrefois est aujourd'hui une catastrophe
sans compter les pressions de la société du milieu
de vie ou de travail (dévalorisation de l'enfant, de la famille,
respectabilité), etc.
C)
Les problèmes réels sous-jacents nous semblent mériter
une analyse plus complète quoique plus difficile
puisqu'ils sont le point de départ même de toute recherche et
de toute action valable.
L'écoute
attentive des personnes dans le cadre d'une aide, de quelque type
que ce soit, montre la complexité, les contradictions les
ambivalences de la plupart des situations au-delà des schémas
simplistes, que véhicule l'opinion : comme celui, par exemple,
de la satisfaction sexuelle totale, partagée, permanente que donne,
à tout coup, l'exercice libéré de toute contrainte, d'une sexualité
déculpabilisée...
Ces
problèmes apparaissent à l'occasion de quelques remarques :
a)
La contraception a échoué (chacun le reconnaît) non pas
du fait des méthodes mais à cause du manque d'adhésion profonde
à l'idée même de contraception.
b)
La sexualité sans contrainte ne rend pas automatiquement les
gens plus heureux. Ce qui est trop facile à obtenir n'a plus d'intérêt :
notre temps cherche ailleurs (drogue, violence, etc.) la part
de risque et d'imprévu que la sexualité n'offre plus.
c)
Le paradoxe, la contradiction sont en nous : nous
faisons tout pour préserver notre intégrité, écarter ce qui nous
menace, les indésirables (l'opinion réclame, disent les sondages,
la peine de mort pour les assassins et l'indulgence pour les avorteurs
qui éliminent les enfants non désirés).
Mais
nous sommes en même temps pleins d'idées généreuses (bébés phoques,
etc.). Agressivité et altruisme sont sans cesse en opposition
au fond de nous-mêmes, et l'équilibre ne sera jamais totalement
acquis.
L'avortement
n'échappe pas à cette loi, et même, s'il paraissait totalement
justifié et accepté, il pourrait être suivi d'un sentiment aigu
de culpabilité dont les manifestations extérieures prendront les
aspects les plus variés : Simone de Beauvoir, après avoir
écrit qu'un avortement "hante" définitivement celle
qui l'a fait (le "Deuxième Sexe", page 298), milite pour sa libération
(appel des 343, etc.).
d)
L'ambivalence vis-à-vis de l'enfant est aussi évidente :
iI est refusé, et l'on voudrait sa disparition mais aussi désiré,
aimé, et attendu : chacun le sait bien, qui peut constater
ce double mouvement, bien après la naissance, à propos de ceux
qui nous touchent de près.
Mais
il ne s'agit pas seulement dans le cas de la grossesse, de réaction
consciente d'acceptation et de refus, mais d'une réalité : la
"pulsion de reproduction" (Freud) force considérable, quoique
inconsciente, inséparable de la sexualité qu'elle sous-tend
même si notre temps s'efforce de la nier explication possible,
entre autres, de la résistance à la contraception dont chacun
reconnaît la force.
Il
faut admettre la réalité de cette "dichotomie névrotique" (Mme
Ravault d'Allones) entre procréation et sexualité : la mise
en valeur de l'aspect relation interpersonnelle de la sexualité
est un aspect extrêmement positif des recherches actuelles :
mais le privilégier, et nier l'aspect procréation entraîne, semble-t-il,
plus de problèmes qu'il n'en résout ?
e)
Le handicapé est refusé non pas tellement pour lui-même
("il sera malheureux" dit-on) que parce qu'il est pour les
gens dits normaux, objet de dégoût et de crainte.
f)
Dans le couple, l'avortement apparaît souvent plus comme
un refus du conjoint responsable de la grossesse que comme celui
de l'enfant lui-même. Celui-ci s'annonce au moment où le couple
se désagrège, ou l'immaturité affective des deux partenaires rend
impossible l'idée d'un lien durable, d'un enfant, par exemple...
De telles situations sont rarement débrouillées par l'interruption
de grossesse ! qui amène souvent après elle de nouveaux problèmes.
g)
Au niveau des nations, il faut admettre l'influence de
multiples facteurs (mouvements passionnels, intérêts financiers,
orientation politique...) qui peuvent jouer dans la modification
des mentalités collectives, vis-à-vis de l'enfant, du couple...
h)
Dans les liens entre les nations, se cache souvent, sous
des apparences humanitaires, la crainte de voir se développer
telle ou telle nation, ou s'accroître le poids de l'aide économique
éventuelle : on veut faire disparaître ceux qui menacent
notre intégrité nationale, notre standing de vie, ou qu'il serait
trop coûteux d'aider à vivre. ("Birth Control, a plan Io
Kill the negroes" disent les Jamaicains.)
Toutes
ces remarques, ces nuances, ne sont, en aucun cas des arguments
à opposer à ceux qui viennent solliciter une interruption de grossesse.
Ce serait là une erreur psychologique colossale. Elles ne servent
qu'à souligner la complexité du problème, complexité dont il faut
tenir compte pour définir une réelle "psychoprophylaxie pratique"
de l'avortement.
II.
- COMMENT FAIRE LA PSYCHOPROPHYLAXIE PRATIQUE DE L'AVORTEMENT ?
La
question se pose à l'échelle des personnes et des nations :
chacun s'orientant selon ses goûts et compétences dans l'une ou
l'autre voie.
A)
A l'échelle des personnes. - A partir des cas concrets,
c'est-à-dire des personnes directement concernées : et non
pas de ceux qui, loin des problèmes, n'y voient trop souvent qu'une
occasion de débats intellectuels, plus ou moins passionnés. L'expérience
montre que la situation est, évidemment bien différente selon
que la question est posée avant l'avortement, ou si l'on en parle
après son déroulement!
I.
Avant l'avortement.
Couple
temporaire ou couple constitué, jeunes ou moins jeunes, "marginaux",
ont comme facteurs communs : la solitude, l'angoisse, l'impossibilité
de comprendre, d'assumer psychologiquement ou matériellement cette
situation imprévue. Que faire pour eux ?
Apporter une présence, amicale et accueillante, compréhensive,
contre leur solitude.
Permettre d'exprimer la situation : écouter, laisser parler,
faire préciser tel ou tel point, poser des questions...
Pour aider à dégager les éléments essentiels : qui demande
l'avortement ? Comment est vue cette grossesse ? Qu'en
pense l'entourage ? La famille ? Quelles seraient les
conséquences sur le plan du travail, du logement..., etc. ?)
Apporter
bien souvent une information d'ordre biologique (sur le développement
de l'enfant depuis la fécondation, mais aussi sur ce qu'est l'avortement
: noircir le tableau a souvent l'effet inverse de celui qui est
escompté mais le consultant doit cependant connaître la vérité),
physiologique (l'accouchement), ou pratique (aide à la maternité,
crèches, maisons maternelles, adoption, etc.).
Éviter les mots qui condamnent, dédramatiser, aider à clarifier
la situation pour une décision qui de toute façon sera celle de
l'interlocuteur et non la nôtre mais qui aura d'autant plus de
chance d'être en faveur de l'acceptation de l'enfant que notre
interlocuteur se sera senti accueilli par nous.
Ne pas hésiter à exprimer notre propre conviction si la question
est posée. Le faire avec le respect de l'autre (et de nous-mêmes !)
Combien sont venus nous remercier qui venaient chercher un support
à leur conviction défaillante.
Proposer d'autres rencontres...
ll.
Après l'avortement.
Pourquoi
vient-on nous voir ? Parce que l'interruption de grossesse
n'a pas tout résolu ! La situation est délicate et l'attitude
vraie plus difficile encore à trouver, peut-être.
Nous serons interrogés sur des troubles du comportement sexuel
(frigidité, impuissance) sur les signes les plus variés d'une
mésentente qui s'installe dans le couple. Ceci traduit sans doute
à la fois le regret de la grossesse interrompue ("je l'aurais
bien gardé") un sentiment de culpabilité qu'il ne s'agit pas d'écarter
de façon simpliste, mais de comprendre, ou de rancoeur vis-à-vis
de celui qui est rendu responsable de l'avortement (le partenaire,
les parents, la société...)
Nous serons interrogés sur des problèmes de fécondité ultérieure
(angoisse d'une stérilité possible, de crainte d'une nouvelle
grossesse), etc.
lll.
Pratiquement.
Au
niveau des personnes, la psychoprophylaxie, à nos yeux :
n'est pas d'abord une condamnation ;
mais un effort de compréhension de la situation réelle
("du vécu") de l'interlocuteur : l'avortement étant l'aboutissement
d'une situation et non voulu pour lui-même ;
situation qui n'est pas seulement celle de la femme mais
d'un couple (fixe ou non) dans un contexte donné ;
la psychoprophylaxie n'est pas une réponse à une demande d'approbation
ou d'aide précise (donnez-moi une adresse) mais la recherche du
plan où se trouve la demande réelle (un appui contre la
solitude... ou même un refus de l'avortement !) ;
il faut créer une relation, favoriser un dialogue, obtenir un
délai qui permette de réfléchir ;
tout cela demande du temps, de la compétence il faut connaître
la question, savoir ce qu'est une relation d'aide et ses
mécanismes, et travailler en équipe (avec contrôle et supervision
: seule façon d'éviter les erreurs et un traumatisme psychologique
personnel trop important.)
B)
A l'échelle de la collectivité
Comment
empêcher la dissémination de la "maladie-avortement" dans
une population ? puisque, par définition, c'est cela la prophylaxie.
Que
faire ? d'abord, être lucide : « Ce sont
les insuffisances de la Société qui font poser le problème de
l'avortement » (Jean Vanier). Par conséquent :
a)
ll faut changer les mentalités !
prendre conscience du conditionnement dont nous sommes les objets
(radio, presse), l'enfant est devenu un agresseur, la famille
nombreuse une erreur ;
sans pour autant chercher à en créer un autre. II faut « non
pas suggestionner mais instruire » (Alfred Sauvy),
éviter de dramatiser à l'excès un débat qui l'est déjà assez,
par lui-même !
être les artisans d'un dialogue, d'une réflexion authentique,
permanente, avec chacun.
b)
Comment ? dans deux directions :
informer, de façon claire, objective, adaptée à l'auditoire,
sur les problèmes biologiques, psychologiques, démographiques,
les dispositions légales (adoption, maisons maternelles), définir
une véritable éducation sexuelle qui soit une préparation à la
prise des responsabilités de l'adulte.
Remettre en lumière les valeurs positives essenti:lles (la famille,
l'enfant, la stabilité du couple, etc.) redécouvertes à partir
des fondements psychologiques mêmes de la vie familiale (qui bien
souvent, reconnaissons-le, viennent confirmer et renforcer telle
ou telle option philosophique ou religieuse !) ;
agir sur les structures et, en particulier sur celles qui sont
responsables de la mentalité collective : politique de l'information,
familiale, politique du logement, de l'emploi, de l'éducation,
aide aux défavorisés de toutes espèces, entraide internationale,
etc., etc. Tout ceci, quelle que soit notre champ d'action immédiate,
nous oblige à élargir considérablement notre réflexion, à faire
peut-être des choix politiques, à préférer les investissements
bénéfiques pour l'homme aux investissements de prestige et de
guerre. Chacun se trouve ainsi interrogé !
CONCLUSIONS
Que
faut-il faire ? A nos yeux, ne pas nous évader dans le confort
rassurant de spéculations théoriques, mais nous mettre dans le
concret de la situation actuelle. Le problème est posé en France
et il semble difficile de dire, aujourd'hui, comment il sera résolu.
En toutes hypothèses, nous devons nous considérer d'abord comme
mobilisés pour travailler à retrouver le sens de la vie humaine,
le lien entre procréation et sexualité, à remettre en valeur le
lien conjugal, la structure familial ?
Saurons-nous être des artisans de dialogue et de réflexion ?
Accepterons-nous de paraître des utopiques, sans cesser d'être
pleins de confiance dans l'avenir et de sérénité ?
Drs
François et Michèle GUY
N
D L.R. - Les Docteurs François et Michèle Guy, poursuivent
une action éducative irremplaçable auprès des foyers sur l'ensemble
des problèmes conjugaux. "Laissez-les Vivre" tient à
leur exprimer la gratitude et la sympathie chaleureuse du Mouvement
et de ses dirigeants.
© Laissez-les-Vivre
SOS Futures Mères, novembre 1971
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