Tout
homme qui croit à la liberté ou seulement
à une liberté quelconque - admet par là
même que nous ne sommes pas déterminés tout
entiers, préorientés, programmés par l'instinct
ou la race. Mais cela veut dire que, dépourvus à
notre naissance de tout savoir faire, nous avons besoin de moniteurs,
d'éducateurs, de professeurs. Et puisque, tous, nous en
avons besoin, sous peine de mort ou d'aliénation, nous
y avons droit.
Droit
à l'éducation, droit à la culture pour tous,
comme le proclame la charte des Nations Unies. Qu'il soit bien
clair que le nier. c'est vouer à la mort ou à l'esclavage
une partie de nos semblables. Par là on n'exige pas que
tous reçoivent même formation intégralement
et exercent plus tard un seul et même métier. On
entend que l'éducateur - comme la société
éducatrice se donne à tous, aux moins doués
comme aux plus doués, d'un amour égal, qui pour
chacun ne vise qu'à une chose : son épanouissement
optimal. Amour égal, mais aussi nécessité
fait loi sollicitude proportionnée aux détresses.
En a-t-on bien mesuré toutes les conséquences ?
De quoi s'agit-il sinon d'humanisme au sens le plus large et le
plus noble, de civilisation en somme ?
Or
toute civilisation est menacés. II faudrait méditer
tout l'odieux de ce slogan hitlérien : « Mensch,
du bist nur eine Nummer und disse Nummer ist eine Null »(Homme,
tu n'es qu'un numéro, et ce numéro est un zéro).
Odieux
et absurde : point n'est besoin d'être Einstein pour savoir
que zéro, multiplié autant qu'on voudra, donnera
toujours zéro, qu'inversement le moindre nombre a son importance,
que le négliger fausse tout un calcul. Mais il sagit bien
d'arithmétique l Quelle attention, quel respect, quelle
vénération, si nous croyons en l'homme, mérite
le plus petit et le plus faible d'entre nous !
« Faute
capitale à l'égard de l'homme »,
écrivait Alain, de proclamer, voulant justifier un abandon,
que « ce garçon n'est pas intelligent »;
« c'est l'injustice essentielle, de le renvoyer
ainsi parmi les bêtes, sans avoir employé tout l'esprit
que l'on a, et toute la chaleur d'amitié dont on est capable,
à rendre à la vie ces parties gelées »
(1).
Tel
l'historien ou l'ethnologue, l'éducateur épie, scrute
« voudrait capter, en quelque sorte la pensée
humaine à sa source » (2). On comprendrait
mal un enseignant qui, désireux d'intéresser ses
élèves aux murs et aux arts de primitifs,
ironiserait avec mépris sur les premiers essais, balbutiements,
voire maladresses de jeunes intelligences et de jeunes curs.
On a rejeté avec raison les corrections purement négatives
qui ne consistent qu'à marquer les fautes au crayon rouge,
sans souligner, louer, encourager tout ce qui témoigne
d'une réussite, d'une promesse, d'un effort. Disons pourquoi
: au-delà des bienfaits pédagogiques, c'est le respect
de l'être humain qu'il faut promouvoir, surtout quand il
est petit, faible, maladroit, sans défense. « La
défaite d'un adolescent », écrit
Mauriac, « vient de ce qu'il se laisse persuader
de sa misère. A dixsept ans, il arrive que le garçon
le plus farouche accepte bénévolement l'image de
soi-même que les autres lui imposent » (3).
L'image de soi, mais aussi l'image de l'humanité.
Tout
cela, certes, n'est guère contesté aujourd'hui,
dans les milieux d'enseignants moins qu'ailleurs. Mais est-on
prêt à en tirer toutes les conséquences ?
Les jeunes sont terriblement logiques, au point de paraître
sans pitié. Or, tandis qu'on les comble de toutes les flatteries
électorales, ils entendent affirmer que l'homme, à
tel stade de son développement défini par la loi,
est assez méprisable pour qu'on puisse le tuer, si tel
est le bon plaisir de ses parents. Comme si, malgré la
condamnation du nazisme, il y avait quand même, pour l'enfant
qui grandit, un stade zéro ! On leur dit que le plaisir
de fumer, celui de faire de la vitesse en voiture doivent être
contrôlés, maîtrisés par la raison et
la volonté, dés lors qu'ils menacent non seulement
leur vie mais celle des autres. Certains leur disent en même
temps que le plaisir sexuel n'entraîne, lui, nulle responsabilité,
qu'il donne le droit de tuer sans autre forme de procès.
Quel
enseignant digne de ce nom peut accepter ce partage pour raison
d'état ? Quel professeur de droit ou d'instruction
civique va déclarer : « Mesdemoiselles, si
vous êtes enceintes, vous avez le droit de tuer votre enfant ;
mais si vous êtes en auto, vous n'avez pas le droit de vous
tuer : bouclez vos ceintures ? »Le professeur
d'histoire ou d'allemand va-t-il stigmatiser le massacre de cent
mille aliénés de 1939 à 1941 par des psychiatres
nazis, sans dire pourquoi, sans remonter à la cause, sans
parler de cette « maladie de la pensée médicale »(4)
qui présente d'autres formes ?
Non
et non ! Un grand professeur israélite l'a bien dit
avec force : « on ne forme pas des esprits à
l'école du mensonge » (5). L'éducateur-enseignant
est au service de l'homme et défend l'homme partout et
toujours, envers et contre tous s'il le faut, avec Antigone contre
Créon, avec Socrate contre ses juges. Celui qui consacre
sa vie aux jeunes et aux enfants ale droit et le devoir de condamner,
en donnant ses raisons, une loi qui permet de tuer les plus petits
et les plus faibles.
(1)
Alain, Propos sur l'éducation, XX, p. 44.
(2) J. Chevalier, Histoire de la pensée, I, p. 17.
(3) François Mauriac, Le désir de l'amour.
(4) Docteurs Ternon et Helman, Histoire de la médecine
S.S., p. 9.
(5) Louis Halphen, Introduction à l'histoire, p.
75.
G.
Ferracci
© Laissez-les-Vivre
SOS Futures Mères, septembre 1976
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