« QUI
CREUSE UNE FOSSE, IL TOMBE DEDANS ,
QUI ROULE UNE ROCHE, ELLE REVIENT SUR LUI. »
(Livre des Proverbes, XXVI, 27)
On
ne le dira jamais assez : dès lors que, par la légalisation
de l'avortement, il a été reconnu la possibilité
de tuer l'enfant in utero, enfant auquel la société
reconnaissait jusqu'alors le statut de sujet de droit, c'est un
des môles d'ancrage les plus indiscutés de l'ordre
social qui a été proprement dynamité. Ce
bouleversement, inconsidéré et criminel, est à
la fois un signe et une cause. Signe de la violence larvée
propre aux sociétés démocratiques, parce
qu'elles ont promu l'égoïsme et renoncé à
la responsabilité ; cause de la plus extrême
violence, dont les dérives ne pourront que conduire à
des points de ruptures où, le lien social qui fixait les
limites étant dissout, le pire pour chaque homme, à
chaque instant de sa vie, devient possible.
Alors, redisons-le : derrière la logomachie incantatoire
qui n'impressionne que les imbéciles et derrière
les silhouettes potemkine de nouvel ordre social que certains
fabriquent tranquillement à l'ombre trompeuse des urnes
électorales, au cur du conflit de plus en plus aigu
entre la réalité et l'utopie que nous avons laissé
naître par notre inconséquences dans tous les domaines,
nous commençons à vivre concrètement, dans
un quotidien devenu aussi irrationnel que dangereux, les prolégomènes
pratiques de ce que le philosophe Marcel De Corte appelait,
il y a bien trente ans, la "dissociété".
L'arrêt
Perruche et les autres arrêts de la cour de cassation qui
l'ont confirmé, sont un de ces points de rupture les plus
significatifs ; et ne doutons pas qu'avec les jurisprudences
contradictoires des tribunaux déboussolés, tournant,
sans pouvoir se saisir de la question fondamentale, autour des
problèmes liés au respect de la vie, de tels points
de rupture ne pourront que se généraliser.
Aussi,
comment ne pas comprendre les médecins gynécologues
qui, à l'appel du professeur Nisand, ont cessé,
à partir du 2 janvier, et pour une durée illimitée,
de procéder aux échographies morphologiques prénatales
? « Notre spécialité écrit
celui-ci est condamnée désormais à
court terme, par l'incurie de magistrats dont l'attitude n'est
plus imputable à une sous-estimation des problèmes
que pose l'obligation de résultats en échographie
ftale. Il s'agit d'un choix délibéré,
mais politiquement correct, où l'on recherche dans l'assurance
d'une profession réputée solvable les moyens que
notre société refuse de donner à ses handicapés. »
Tout
est juste, sinon complet, dans cette formule du professeur Nisand.
On
ne peut évidemment qu'approuver son jugement sur l' "incurie"
des magistrats. Il y a cependant quelque injustice à ne
pas avoir l'air de remarquer que cette "incurie" des
plus hauts jugeurs de la République n'est que la conséquence
de celle des pseudo-législateurs que s'est donnés,
avec la plus singulière persévérance, l'incurie
des électeurs depuis un demi siècle. On ne peut
aussi qu'approuver son allusion au " politiquement correct"
qui a supplanté la raison politique dans tous les actes
publics, ce qui est la cause principale de la dissolution du lien
social. Et ce qu'il dit des moyens que notre société
refuse à ses "handicapés" est si juste
que c'est exactement ainsi que nous raisonnons depuis toujours
en ce qui concerne l'accueil social de l'enfant, quel qu'il soit.
Si nous n'accordons pas au problème financier en tant que
tel l'importance directe relevée par le professeur Nisand,
c'est que, contrairement à lui, ce que nous mettons en
cause, de façon radicale, c'est toute forme de légalisation
de l'avortement.
Et
cela également, nous le répèterons jusqu'à
ce que l'évidence s'impose en tant que règle politique :
la société n'a aucun droit, sous prétexte
de liberté individuelle, à s'exonérer de
son obligation d'accueillir chaque vie prenant naissance en son
sein. S'il existe des drames personnels conduisant une femme à
choisir la solution meurtrière de l'avortement, la responsabilité
en incombe très souvent, et en tous cas de plus en plus,
aux tares de sociétés qui n'ont pas su, et qui le
veulent de moins en moins, mettre en place, ainsi qu'il serait
de leur devoir, par une législation appropriée,
par la préparation de l'esprit public mieux formé
à la compréhension des véritables intérêts
de la communauté, les conditions sociales de l'accueil
de la vie.
Ainsi,
c'est aux antipodes des normes du bien commun, de la raison politique,
du simple bon sens, et sans doute même de l'honnêteté
intellectuelle élémentaire que, pour justifier son
rejet de la proposition du professeur Mattei, Guigou invoquait
avec un cynisme glaçant « le principe de
la liberté, en particulier celle de la femme, acquis par
la loi de 1975, de choisir de poursuivre ou non sa grossesse. »
Mais,
du moins, établit-elle ainsi le lien entre la légalisation
de l'avortement et nombre de questions posées aux tribunaux.
Car, c'est bien la loi Veil, c'est bien la légalisation
de l'avortement, et non l'arrêt Perruche seul qui a ouvert,
comme l'écrivent les chroniqueurs de L'Express du
3 janvier, « une cascade abyssale de questions médicales,
éthiques, sociales et philosophiques, outre l'affront au
bon sens ».
Nous
disons qu'est déjà morte, la société
qui a renoncé à la règle fondamentale ainsi
résumée par Auguste Comte : « les
phénomènes sociaux ne sont pas indéfiniment
et arbitrairement modifiables par le législateur ;
ils sont assujettis à de véritables lois naturelles,
par conséquent aussi susceptibles de prévision scientifique
que tous les autres phénomènes. »
Alors,
à quoi allons-nous assister, comme suite logique de cette
jurisprudence monomaniaque ?
Voici
que confrontés à l'évidence, mais naturellement
sans mettre en cause le principe de la loi Veil à laquelle
ils se raccrochent, dix-sept pontifes scientifiques, derrière
le professeur Nisand (parmi lesquelles le professeur Albert
Jacquard, bien connu pour ses positions d'extrême gauche
et Pierre-André Taguieff, membre du comité
de parrainage de la revue avortiste ProChoix), publiant
un manifeste contre l'arrêt Perruche dans le numéro
de L'Express déjà cité, en arrivent
à utiliser même s'ils en restreignent le champ
un argument que l'on a déjà trouvé
chez le très droitiste Bruno Mégret : « L'arrêt
Perruche écrivent les dix-sept- piège
(
) les praticiens, sous la pression des assureurs. Pour
éviter tout contentieux futur, le médecin a désormais
intérêt à énoncer un pronostic pessimiste,
au risque d'entraîner une vague d'interruptions de grossesse
"de sécurité". Il pourra par exemple recourir
systématiquement à l'amniocentèse pour diagnostiquer
tous les cas de trisomie 21. Le risque de fausse couche après
l'amniocentèse étant de 1 % et le taux de trisomie
dans la population de 1 pour 700, cela reviendra à perdre
7 enfants sains pour éviter la naissance d'un enfant trisomique.
Chaque année, on perdrait ainsi 7 000 enfants indemnes,
par "sécurité". »
On
discute de la proportion de 1 % de fausses couches consécutives
à la pratique d'une amniocentèse. Peut-être
n'atteint-elle pas le 1 % indiqué par les dix-sept.
Mais inversement, qui dira jamais officiellement le taux de fiabilité
réelle de l'amniocentèse et des autres procédés
de diagnostic prénatal ? Et ainsi, combien d'enfants
indemnes effectivement perdus par "sécurité" ?
Le
10 janvier, l'assemblée doit se saisir d'une mouture gouvernementale
destinée à désamorcer une proposition de
type Mattei ou Sarre. La grève des échographistes,
la pétition lancée par une jeune alsacienne enceinte
(Les Gros ventres sont en colère, télécopie
: 03.89.46.05.66) exercent, certes, sur le gouvernement une pression
qui, surtout en période pré-électorale, l'oblige
à jeter un peu de lest. Les périodes pré-électorales
et électorales ont d'ailleurs ceci d'intéressant
qu'elles sont les seuls moments de la vie publique où les
politiciens en place adoptent un vocabulaire semblable à
celui qu'ils vitupèrent habituellement, et font, pour l'avenir,
c'est-à-dire en vue de leur réélection, des
promesses politiques toutes contraires aux actes qu'ils ont accompli,
justifiant ainsi pleinement une déclaration historique
de Charles Pasqua, disant en gros que les promesses électorales
n'engageaient au fond que ceux qui voulaient bien y croire. A
l'extrême limite des nécessités auxquelles
il leur est prudent de se soumettre pour rester au cur du
fromage, ils peuvent être amenés à poser,
lorsqu'ils y sont absolument obligés, des actes qu'ils
ne feraient jamais en temps normal. En l'occurrence, la jospinerie
essaye surtout de limiter les conséquences financières
de la responsabilité médicale en cas d'erreur de
diagnostic et on ne votera guère que sur ce point, avec
une la formule suffisamment enveloppée pour qu'elle ne
puisse en aucun cas être utilisée, même indirectement,
contre la loi Veil modifiée Aubry.
Mais
c'est un exercice très difficile et, en n'allant pas assez
loin, on ne satisfait même pas ceux à qui est destinée
la modification de la loi. C'est pourquoi, tout en reconnaissant
que le projet gouvernemental va dans le bon sens, c'est-à-dire
les libère de risques de procédures qui mettaient
les assurances professionnelles hors de prix, les échographistes
le jugent insuffisant : « Ce dispositif laisse en
effet la porte ouverte à des procédures judiciaires
fondées sur le fait que la femme n'aurait pas été
correctement informée de l'existence d'une anomalie ftale
et ce, alors même que tous les moyens diagnostiques auraient
été mis en uvre. »
Et
le professeur Nisand, qui est en pointe de la fronde de ces médecins,
rive davantage le clou : « Nous refusons que l'on
puisse reconnaître à l'enfant un préjudice
matériel. Ce préjudice doit être en totalité
pris en charge par la solidarité nationale. »
Au sujet du préjudice moral, Nisand, qui est partisan de
la loi Veil, est obligé de faire le grand écart
: « Le préjudice moral de n'avoir pas pu,
en cas de faute médicale, se prévaloir de la loi
sur l'IVG peut être demandé par les parents mais
aucune indemnisation matérielle ne devrait venir se substituer
à celle que se doit d'offrir la solidarité nationale. »
Car, au fond, on comprend depuis le début qu'il y a là,
pour tout ce monde qui s'accorde sur les principes de base de
la "dissociété", un imprévu problème
d'argent.
Alors,
les échographistes, car ils devront bien un jour ou l'autre,
après ce énième replâtrage législatif
qui parera au plus pressé, reprendre leur travail, se trouveront
inévitablement devant le problème inverse de celui
soulevé initialement par les parents de Nicolas Perruche.
Ne
voulant plus courir aucune espèce de risque, car il n'y
a évidemment pas que l'aspect financier, un échographiste,
ainsi que le prévoient les dix-sept, annoncera quelque
malformation ; selon le "droit" qui Guigou regnante
lui est reconnu par la loi, la mère décidera
de tuer l'enfant qu'elle porte. Et puis, un jour, soit que les
parents n'aient pas été totalement d'accord, soit,
parce que tout devient imprévisible dans une société
qui ne se règle que sur les caprices fugaces de l'égoïsme
et les divagations contradictoires de l'irrationnel, qu'intervienne
un changement d'attitude de ceux-ci, on voudra savoir, on saura,
si cet enfant avait bien la malformation ayant servi de prétexte
à sa liquidation physique, et on s'apercevra que cet enfant
était parfaitement sain.
Ce
sera alors un procès en sens contraire qui sera fait au
médecin. Par sa faute, voici une femme qui sera privée
c'est ce qu'elle dira ? des joies de la maternité ;
voici un couple qui ne connaîtra pas la responsabilité
captivante de l'éducation à laquelle c'est
ce qu'il prétendra ? il était pourtant décidé
à se dévouer ; voici des parents dont la vieillesse
ne sera pas entourée c'est ce qu'ils feront remarquer
par les soins attentifs d'un enfant aimant ; et tout cela,
par la faute d'un médecin incapable ou sans scrupules
c'est sans doute ce que soutiendra à peu près l'avocat
des parents- qui leur aura donné toutes les justifications
a priori en vue de procéder à l'avortement selon
la loi républicaine.
A
quelle logique jurisprudentielle les malheureux jugeurs de la
République qui auront à se prononcer en première
instance se référeront-ils alors ? S'ils ne
se défaussent pas sur des exégèses du droit,
trop subtiles pour être honnêtes, comme l'a fait la
cour de cassation, pourront-ils, eux ou d'autres, plus tard, échapper
au problème de la reconnaissance a posteriori, au bébé
assassiné, de sa qualité d'être humain intégral ?
Et
Nisand et consorts, comment argumenteront-ils alors pour venir
au secours du médecin ?
N'en doutons pas : quelque codicille sera de nouveau ajouté
à une législation, déjà pléthorique,
emplâtre qui permettra de résorber plus ou moins
clairement cette nouvelle contradiction, sauvegardant ainsi les
contraintes de l'utopie.
Mais,
sachons-le, le désordre social prétendant se faire
rendre dans la Cité le culte que l'homme doit seulement
à l'ordre qui assure la cohésion sociale et lui
garantit le bonheur auquel il peut prétendre dans sa vie
naturelle, c'est la violence suprême, celle qui lui rend
tous ses droits contre la tyrannie.
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